Organiser l’artillerie de Gribeauval à Napoléon III : rationalisation et simplification



Christophe Matthys et Christophe Pommier


Au sortir de la guerre de Sept Ans (1756-1763), les défaites subies par l’armée française provoquent une importante réaction administrative et militaire. Dès 1762, le duc de Choiseul, secrétaire d’État à la Guerre, entame des réformes profondes visant à mieux organiser l’appareil militaire et à le rationaliser. Dominée par ses homologues ennemies, l’artillerie française est particulièrement concernée. Ainsi, à partir de 1763, le général de Gribeauval (1715-1789) la réforme en faisant adopter de nombreux matériels et en réorganisant cette arme. Surtout, il crée le premier système d’arme[1] en usage en France.
Jusqu’alors, du point de vue matériel, les ordonnances royales réglementant l’artillerie se contentaient de désigner les calibres et, parfois, les dimensions des bouches à feu. Jamais il n’était question de l’organisation générale, des voitures ou des munitions. Rationalisation et simplification sont les maîtres-mots de cette réflexion nouvelle, soucieuse d’améliorer l’efficacité et la mobilité de l’artillerie. Appliquée à l’arme dans sa globalité, elle allait devenir la base de la réorganisation de l’artillerie, en France comme en Europe.


Le système de Gribeauval

1775, Corps royal de l'artillerie, Batterie de place
Lithographie par Moltzheim
À la fin de la guerre, l’état de l’artillerie française est catastrophique[2]. Jean II Maritz, Inspecteur Général des fontes de l’artillerie de Terre et de Mer, préconise une réforme du type de ce qui s’est fait en 1732[3] : « on croit très nécessaire de constater d’une manière invariable les espèces des bouches à feu dont il conviendra de faire usage à l’avenir et d’en fixer les différentes proportions et dimensions de manière qu’il ne puisse y être fait aucun changement par la suite[4]. »
Gribeauval, à qui Choiseul a confié la réforme de l’artillerie, voit plus loin qu’un nouveau choix de calibres et projette la création d’un système d’arme complet, à l’exemple de ce qui est en service en Autriche pour l’artillerie de campagne. Ayant passé la majeure partie de la guerre au service de l’impératrice Marie-Thérèse, il a servi, commandé et observé l’artillerie autrichienne, modernisée entre 1744 et 1753 par le prince de Liechtenstein[5].
Gribeauval souhaite créer une artillerie capable de suivre les armées en campagne, ce qui n’a pas toujours été le cas pendant la guerre, où l’artillerie française, puissante mais peu mobile, ne s’est pas imposée dans la bataille. Pour cela, il préconise la séparation de l’artillerie en quatre services d’emploi répondant chacun à un besoin précis : artillerie de campagne, de siège, de place et de côte. Gribeauval conçoit les pièces en s’inspirant de ce qu’il a vu en Autriche et des travaux menés par Maritz pendant la guerre[6]. En 1763, les deux hommes travaillent au tracé des bouches à feu et de leurs affûts, ainsi qu’à l’optimisation du diamètre des projectiles au regard du calibre des pièces[7]. En dépit des détracteurs de l’artillerie légère, Gribeauval réussit à faire adopter trois canons courts (de 4, 8 et 12 livres) et un obusier léger (de 6 pouces)[8] pour le service de campagne. En collaboration avec Manson[9], il conçoit les affûts, avant-trains et voitures d’accompagnement afin d’améliorer l’acheminement des armes et des munitions et perfectionne les méthodes de fabrication en standardisant la production des différentes pièces de ses matériels afin d’améliorer la logistique de l’arme.
Gribeauval s’attache aussi à réorganiser l’arme. Ayant défini précisément les fonctions de chaque servant lors du service de la pièce, il rationalise l’effectif global d’une compagnie d’artillerie et crée ainsi sept régiments d’artillerie à vingt compagnies chacun. En outre, il renforce l’encadrement et améliore la formation des officiers en associant une école d’application à chaque régiment.




« Gribeauval a simplifié et l’expérience a prouvé la nécessité de simplifier encore[10] »
L’artillerie du système Gribeauval s’illustre lors des guerres de la Révolution française. Cependant, les combats montrent que certains aspects du système peuvent être améliorés. À la suite de la deuxième campagne d’Italie (1799-1800), Napoléon Bonaparte convoque un conseil extraordinaire[11]auquel il confie la tâche de réformer l’artillerie. Le Premier Consul souhaite réduire le nombre des calibres employés et améliorer les voitures et matériels d’accompagnement. Il est très largement suivi dans cette volonté de réforme par le futur maréchal Marmont, commandant en chef de l’artillerie de l’armée d’Italie : « À cette époque, l’artillerie de Gribeauval, à tort tant vantée […], avait mille défauts[12] ».
Marmont, principale force de proposition au sein du conseil, a pour « principe que la meilleure artillerie est la plus simple[13] » : « Si un même calibre pouvait satisfaire à tous les besoins, et qu’une même voiture pût servir à tous les transports, ce serait la perfection[14] ». Il préconise le seul emploi des calibres de 6, 12 et 24 livres[15], ce dernier étant commun au canon et à l’obusier de 5 pouces 6 lignes[16]. Pour les voitures, il fait réduire le nombre de types de roues et d’essieux et s’attache à améliorer la mobilité et l’étanchéité des caissons à munitions, régulièrement décriés lors des guerres précédentes[17]. Les propositions de Marmont sont critiquées, mais sans succès, par Gassendi et Songis, favorables au « matériel de l’artillerie que le général de Gribeauval avait très bien organisé[18] ». Après diverses expériences, les matériels proposés par le conseil sont adoptés par l’arrêté du 12 floréal an XI (2 mai 1803).
Bien que simple en théorie, le système dit de l’an XI crée une situation logistique cauchemardesquedans les arsenaux et aux armées en venant s’ajouter aux matériels du système Gribeauval et à ceux pris aux armées ennemies. Cette situation est renforcée par la reprise effective des hostilités en 1805, qui n’a pas permis de fabriquer assez de nouveaux matériels. En outre, il ne répond pas aux attentes placées en lui, les avant-trains, bien que maniables, sont peu commodes d’emploi[19]. C’est pourquoi le comité d’artillerie en modifie les affûts en 1808, puis décide, en 1810, de revenir en partie au système Gribeauval[20].

La restauration de l’artillerie
Dès le rétablissement de la royauté, le ministre de la Guerre demande au comité de l’artillerie de statuer sur la réorganisation de l’arme : le retour au système Gribeauval dans son état de 1789[21] est décidé[22].
Une fois l’artillerie réorganisée, le ministre nomme le général Valée[23] rapporteur du comité d’artillerie avec pour mission l’étude d’« un système d’artillerie de construction simple, économique et uniforme en tirant tout le parti possible du système existant[24]. »Une commission est créée pour étudier l’ensemble des artilleries existantes, les propositionsnouvelles et l’élaboration de nouveaux matériels.
Très vite, cette commission va considérer qu’il faut conserver les bouches à feu du système Gribeauval[25], mais revoir complètement les affûts, voitures et avant-trains, pour des raisons similaires – manque de mobilité, poids élevé, manœuvres complexes lors de la mise en batterie – à celles formulées une quinzaine d’années auparavant[26]. Fort de leur expérience au combat, les officiers d’artillerie vont proposer d’adopter de nouvelles voitures, dites « à l’anglaise ». En effet, depuis le milieu des années 1790, l’armée britannique utilise pour ses pièces de campagne des affûts bien différents de ce qui se fait sur le continent[27]. Constitués d’une flèche, au lieu de deux flasques, et d’un système d’accrochage extrêmement simple, ces affûts offrent à la voiture-pièce une mobilité accrue. Cette artillerie, que les soldats de l’Empire – dont Valée – affrontent lors des guerres napoléoniennes, stationne pendant près de trois ans en France[28] :c’est l’occasion pour quelques officiers français d’observerclandestinement le matériel de l’occupant[29].
Les voitures inspirées des modèles anglais sont adoptées en 1827et en 1828 pour les services de campagne et de siège. Les mortiers et les matérielsrelatifs aux services de place et de côte sont progressivement adoptés jusqu’en 1839.L’autre nouveauté du système est la création d’un service de montagne[30], reposant sur un obusier léger de 12 cmdémontable en plusieurs fardeaux et transportable à dos de mulet.
Nommé inspecteur du service central de l’artillerie en 1822, Valée réorganise également l’arme : l’ordonnance royale du 5 août 1829réunit artilleurs et train des équipages au sein d’une nouvelle unité tactique : la batterie. « On pourrait considérer ce système comme étant le résultat de tout ce que l’artillerie française avait appris de 1792 à 1815[31]. »

L’ultime simplification : le système de campagne de Louis-Napoléon Bonaparte
En adoptant les affûts à flèche, lesystème Valée dote l’artillerie française d’un type d’affût qui n’est pratiquement pas remis en question avant le xxe siècle[32]. Pour autant, la multiplicité des calibres,et donc des projectiles, au sein d’une même batterie[33] continue à poser de sérieux problèmes de logistique dans l’artillerie de campagne[34].L’unité tant recherchée par les artilleurs apparaît grâce aux travaux d’un autre Bonaparte, le futur Napoléon III[35].
L’idée est pourtant simple : remplacer canon etobusier par une seule et même bouche à feu capable de tirer de manière indéterminée soit le boulet plein, soit l’obus explosif, ce qui existe déjà dans la marine[36]. En captivité au fort de Ham après sa tentative ratée de soulèvement de la garnison de Boulogne-sur-Mer, Louis-Napoléon Bonaparte conçoit un canon-obusier d’un calibre de 12 cm destiné à remplacer les quatre pièces en service et à simplifier le service de campagne. Président de la République lorsque son invention est examinée par le comité d’artillerie, Louis-Napoléon ne dispose d’aucun passe-droit et le canon-obusier est longuement expérimenté[37] (trois ans) avant d’être adopté en janvier 1853.
À l’instar du système Valée en 1841, le canon-obusier est adopté par l’armée américaine en 1857, puis par les Confédérés en 1861, sous le nom évocateur de 12-pounderNapoleon.


« Les améliorations obtenue par l’artillerie de campagne depuis 400 ans, peuvent se résumer dans ces mots : augmentation de simplification, de mobilité, d’efficacité[38]. » : le général Favé résume limpidement les évolutions de l’artillerie, sans imaginer qu’elle allait bientôt basculer dans une nouvelle ère. En effet, en 1858, l’adoption de l’artillerie rayée et du projectile oblong rend obsolète l’artillerie à âme lisse et met fin au règne du boulet en fonte de fer. La réorganisation matérielle[39] qui s’ensuit supprimel’unité de calibre rêvée par Marmont et réalisée par le prince-président : à peine obtenue, cette unicité est reperdue.



[1]Un système d’arme est un ensemble de matériels comportant une ou plusieurs armes, leurs différentes munitions, ainsi que l'équipement, le matériel, les services, le personnel et les moyens de déplacement nécessaires à son autonomie avant, pendant et après la bataille.
[2]Nardin Pierre, Gribeauval, lieutenant général des armées du roi (1715-1789), Paris, Cahiers de la Fondation des études de défense nationale, 1982, p. 109-110.
[3]L’ordonnance royale du 7 octobre 1732, œuvre du marquis de Vallière, alors directeur général de l’artillerie, fixe le nombre des calibres ainsi que les dimensions des pièces en usage.
[4] SHD, GR 3W134, mémoire de Maritz, juillet 1763.
[5]Dolleczek Anton, Geschichte der österreichischen Artillerie von den frühesten Zeiten bis zur Gegenwart, Vienne, Kreisel & Gröger, 1887, p. 289-296 et p. 321-322.
[6] Pommier Christophe, « L'artillerie française dans la guerre de Sept Ans : épreuves, évolutions et enseignements », colloque La guerre de Sept Ans (1756-1763) : une première guerre mondiale ? (IRSEM, Paris, 14 novembre 2013), actes à paraitre.
[7]Minost Lise, Jean II Maritz (1711-1790) La fabrication des canons au XVIIIe siècle, CERMA HS no 2, Paris, Musée de l’Armée, 2005, p. 203-204.
[8]Matériels adoptés par le ministre le 19 décembre 1764 et approuvés par le Conseil du roi le 13 août 1765.
[9] Le général Jacques Charles de Manson (1724-1809) est alors spécialisé dans la charronnerie. S’intéressant aux méthodes d’uniformisation des productions, il est à ce titre, avec l’armurier Honoré Blanc (1736-1801), un personnage majeur de la réussite du système Gribeauval.
[10] Napoléon Ier, Notes sur l’artillerie, dictées par Napoléon à Sainte-Hélène au baron Gourgaud, Paris, Berger-Levrault, 1897, p. 4.
[11] Ce conseil est composé des généraux d’Aboville – Premier Inspecteur général de l’artillerie, Lamartillière, Marmont, Andréossy, Éblé, Songis, Faultrier et Gassendi.
[12]Viesse de Marmont Auguste-Frédéric-Louis, Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse, de 1792 à 1841, t. 2, Paris, Perrotin, 1857, p. 105.
[13]Viesse de MarmontAuguste-Frédéric-Louis, op. cit., p. 196.
[14]Viesse de MarmontAuguste-Frédéric-Louis, De l’esprit des institutions militaires, Paris, Dumaine, 1845, p. 67.
[15] « S’il y a deux calibres employés au même usage, il est évident qu’il y en a un de trop, et dès lors, non-seulement il est inutile, mais encore il est nuisible, puisqu’il apporte une complication fâcheuse », Viesse de Marmont, Auguste-Frédéric-Louis, Mémoires...,op. cit.,p. 196.
[16] Destiné à remplacer l’obusier de 6 pouces de Gribeauval, cet obusier est très largement inspiré de l’obusier autrichien du même calibre.
[17] Dawson Anthony L., Dawson Paul L.et Summerfield Stephen, Napoleonic Artillery, Malborough, The Crowood Press, 2007, p. 72-73.
[18] Gassendi Jean-Jacques-Basilien, Aide-mémoire à l'usage des officiers d'artillerie de France, attachés au service de terre, t 1, Paris, Magimel, Anselin et Pochard, 1819, p. 118.
[19]Dawson Anthony L., Dawson Paul L.et Summerfield Stephen, op. cit., p. 213.
[20] Seul l’obusier de 24 et le canon de campagne de 6 livres (auquel Napoléon Ier est attaché) sont conservés.
[21] Excepté les obusiers de 6 et 8 pouces, remplacés par l’obusier de 24, et le maintien des obusiers à longue portée de Villantroys.
[22]Ordonnance royale du 30 janvier 1815
[23]Sylvain Charles Valée (1773-1846) a été inspecteur du train d’artillerie et a commandé l’artillerie de l’armée de Catalogne et d’Aragon sous l’Empire. En 1830, en récompense de son travail, il est nommé pair et devient Premier Inspecteur général de l’artillerie, avant de prendre part à la conquête de l’Algérie. Il est élevé à la dignité demaréchal de France en 1837.
[24]Cité par Lombarès Michel de, Histoire de l’artillerie française, Paris, Lavauzelle, 1984, p. 186.
[25]À l’exception de la pièce de 4 livres et des obusiers qui vont être allongés.
[26]SusaneLouis, Histoire de l’artillerie Français, Paris, J. Hetzel et Cie, 1874, p. 242-244.
[27] Issu du travail de Sir William Congreve, dont le fils sera l’un des pionniers des fusées de guerre.
[28]À l’issue du second traité de Paris, la France est occupée par les armées alliées jusqu’en 1818.
[29] SHD, GR 4W220, Mémoire sur l’artillerie anglaise par Foucault, chef de Btn au rgt de Douai, 1819.
[30] Cela avait été créé, mais non appliqué, dans le système de l’an XI.
[31]Favé Ildefonse, Étude sur le passé et l’avenir de l’artillerie, Paris, Dumaine, 1871, p. 118.
[32] Les affûts biflèches n’apparaissent qu’au cours de la Grande Guerre.
[33] Canon de 8 livres et obusier de 15 cm pour l’artillerie à cheval, canon de 12 livres et obusier de 16 cm pour l’artillerie à pied.
[34] FavéIldefonse, Nouveau système d’artillerie de campagne de Louis-Napoléon Bonaparte, Paris, Dumaine, 1851, p. 12.
[35]Officier d’artillerie dans l’armée suisse, Louis-Napoléon Bonaparte a notamment publié un Manuel d'artillerie à l'usage des officiers d'artillerie de l'armée helvétique.
[36] Le canon-obusier à la Paixhans, développé au début des années 1820.
[37]Challéat Jules, Histoire technique de l’artillerie de terre en France pendant un siècle, t. 1, Paris, Lavauzelle, 1933, p. 120-126.
[38]Favé Ildefonse, Nouveau système d’artillerie…, op. cit., p. 7-8.
[39]Le système de La Hitte, du nom du général président le Comité de l’Artillerie.

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